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Le désamour de l'uniforme policier aux Etats-Unis

· LA DISCUTE

Quelques jours après l’incident de Champigny-sur-Marne et l’agression de deux policiers français lors de la nuit de la Saint-Sylvestre, l’idée d’un désamour de l’uniforme trouve peu à peu écho dans l’hexagone. De l’autre côté de l’Atlantique, ce sentiment est bel et bien installé depuis août 2014 et le tant critiqué épisode de Ferguson. Enquête sous la bannière étoilée où s’affrontent quotidiennement forces de l’ordre et civils.

#blackouttuesday

À l’heure des bilans et des interminables remises en question, le gouvernement américain se retrouve une fois de plus confronté à un échec concernant le règlement de sa crise policière. Pour l’année 2017, on dénombre plus de 1188 vies ôtées par les membres des forces de l’ordre selon la database killedbythepolice.net, soit 19 vies de plus qu’en 2016. Si certaines de ces pertes peuvent être considérées comme inévitables, d’autres alimentent la méfiance des civils. Arrestations qui dérapent, usage excessif des armes mortelles, racisme, surinterprétation et perte de patience de la part des officiers… Les hommes en uniforme n’ont plus rien à voir avec ces héros acclamés par la nation au lendemain du 11 septembre. Aujourd’hui, ils inspirent peur, colère, dégoût et font la Une des journaux locaux. Bien plus qu’un phénomène anecdotique, on parle désormais d’un désamour de la police. Interrogé sur le sujet, Seth Stoughton, ancien officier reconverti en professeur de droit à l’Université de Caroline du Sud et auteur spécialiste de la question policière, compare ce désenchantement à un simple retour de bâton, synonyme d’un dysfonctionnement historique du système fédéral américain. « Ces dernières années, de plus en plus de civils se sont rendu compte que certains officiers ne servaient plus leurs intérêts. Pire encore qu’ils n’étaient plus dignes de confiance. Au fil du temps, on a perdu cette idée de cohésion et de service propre à la fonction. C’est devenu d’autant plus visible après l’incident de Ferguson en août 2014. Depuis, le moindre dérapage ou suspicion de dérapage policier est signalé par les médias. »

Acteurs de cette retransmission, d’innombrables citoyens se décrivent comme « Copwatchers », à comprendre « surveillants des policiers ». Derrière ce statut se cache une pratique populaire, celle de filmer les représentants des forces de l’ordre tandis qu’ils s’apprêtent à commettre l’irréparable. Un peu partout sur le continent américain, des groupes se positionnent comme gardiens de la vérité sur les réseaux sociaux. Parmi eux, on retrouve « WeCopwatch » et « Copwatchnews » sur Twitter, deux comptes qui comptabilisent respectivement 2 669 et 13 500 abonnés. Dans le même état d’esprit, certains civils se sont donnés pour mission de compenser l’absence de transparence des Police Departments et plus largement des politiques. C’est le cas du fondateur du site KilledbythePolice.net qui depuis 2013, donne un nom et un chiffre aux victimes policières. « J’ai décidé de créer une base de données pour référencer chaque vie ôtée par des officiers de police quand j’ai découvert que rien n’avait été fait dans ce sens. Je veux documenter chaque mort pour rendre justice à ceux qui ne sont plus là pour le faire » nous confie-t-il. Sur Facebook, il partage quotidiennement des posts pour informer ses concitoyens, un travail de longue haleine que connaissent également les journalistes du Guardian. En effet, l’édition US a créé en 2015 « The Counted », une database collective et interactive, un tant soit peu plus évoluée que celle de notre intervenant. Une fois sur la page, on nous propose d’établir une recherche avec des critères spécifiques : « armé / désarmé », « ethnie », « sexe », « état », « âge »… Un outil précis et extrêmement révélateur.

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Si l’on se fie aux données recensées pour l’année 2016, on découvre alors que les violences policières concerneraient davantage les personnes issues de minorités. Par exemple, un Afro-américain âgé entre 15 et 34 ans aurait 9 fois plus de chance de se faire tuer par la police que n’importe quel autre citoyen américain. Un point que nous confirme Seth Stoughton pour qui les discordes entre policiers et minorités existent depuis la nuit des temps.

« Entre eux, il n’a jamais été question d’amour. Le désamour est présent depuis une éternité. Historiquement, la communauté noire est le meilleur exemple qu’il soit pour illustrer cette crise. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque les forces de l’ordre participaient au contrôle des esclaves et donc d’une certaine façon à la ségrégation. Aujourd’hui encore, des données officielles tentent à démontrer que la plupart des violences policières ont lieu à l’encontre des membres de communautés minoritaires. » Conscients de cela, nombreux sont ceux qui éduquent leurs enfants en connaissance de cause. C’est le cas de Donna Hayes, Afro-américaine originaire de Portland, qui a perdu son petit-fils lors d’une altercation en février 2017. « Quanice était un enfant noir, qui a été élevé par des hommes et des femmes de la même couleur que lui. Tous lui ont expliqué comment agir au contact de la police pour ne pas se faire tuer. » Malgré cette « éducation préventive », le jeune homme âgé de 17 ans a succombé aux tirs d’un officier ayant selon sa grand-mère perdu patience. Arrêté pour avoir prétendument braqué un sans-abri sur un parking, il a reçu trois balles dans l’abdomen en guise de sanction. Un scénario qui rappelle étrangement celui de la mort de Michael Brown (18 ans) et Tamir Rice (12 ans), tués alors qu’ils ne portaient aucune arme sur eux. Comme si la perte de Quanice n’était pas assez douloureuse pour sa famille, Donna nous explique qu’elle reste quelque peu amère quant à la manière dont l’affaire a été traitée : « Les policiers nous avaient promis qu’on aurait toutes les informations concernant la mort de Quanice avant la presse. Ils nous ont menti. On a appris à la télévision qu’il avait perdu la vie après avoir reçu trois balles. » Un manque de communication déplorable, qui n’est malheureusement pas un cas isolé. Presque un an après la disparition de Quanice, madame Hayes a décidé d’entrer dans une forme de résistance. « Je fais partie de plusieurs groupes d’action. Je me bats quotidiennement contre les violences policières. Je fais énormément de recherches de mon côté, ma tête est pleine… Facebook me permet d’avertir les gens et de communiquer avec des familles endeuillées, qui comme moi pleurent un proche. » Membre de la National Association Against Police Brutality, l’orégonaise côtoie plus de 4 907 individus désireux que les choses changent enfin.

Une guerre froide sous la bannière étoilée

Fondé en décembre 2014, la National Association Against Police Brutality (NAAPB) a été créée par un policier en reconversion. Son fondateur, Jonathan Newton, devenu entre-temps avocat, a choisi d’être acteur du changement en se positionnant comme porte-parole des victimes de violences policières. Comme beaucoup d’Américains, l’épisode de Ferguson a changé sa manière de penser. Entouré de professionnels du barreau, il effectue un travail d’information et d’éducation auprès de sa communauté. L’un de ses bras droits, Melanie Goulbourne, nous explique plus concrètement quelles sont véritablement leurs missions. « On essaye d’éveiller les consciences. Du point de vue juridique, on accompagne les personnes qui ont affaire à des injustices et abus policiers. Nous avons également des volontaires qui se déplacent et rencontrent des individus victimes de racisme. À l’échelle locale, on organise aussi des meetings avec certains de nos avocats pour parler droits et libertés. Si l’on veut combattre efficacement ces incartades, on doit s’unir. » Malgré une liste longue comme le bras de reproches, la militante insiste sur le fait qu’elle et ses confrères ne se considèrent pas comme anti-flics : « Nous ne sommes pas contre la police, nous sommes contre les violences policières. Un agent ne devrait pas être autorisé à tirer dans le dos de quelqu’un, de violer les droits d’autrui sur un coup de tête… Les policiers ont créé cette haine, ce désir de contestation et lorsque finalement, ils se retrouvent sur le banc des accusés, ils se font interroger par un collègue, un frère. Ils font tous partie de la même famille. On en parle de cette justice ? »

Cette famille, c’est la Thin Blue Line (« la fine ligne bleue »). Liés par la dureté du métier, ces frères d’armes se protègent coûte que coûte, parfois à leurs risques et périls. Pour la plupart de nos témoins, c’est justement cette notion trop exclusive qui est à l’origine de la crise policière - un sens de l’honneur « qui ferait perdre aux officiers leur éthique » selon Donna Hayes.

Du côté des hommes en uniforme, le problème viendrait d’ailleurs. Certains parlent d’une démonisation gratuite de leur profession via les réseaux sociaux et les médias quand d’autres reprochent tout simplement à leurs concitoyens de faire des amalgames. Discriminés en raison de l’insigne qu’ils portent, ils sont eux aussi désenchantés par l’entité qu’ils représentent. Pour faire entendre leur voix et ne plus être passifs dans cette War on Cops guerre contre les flics »), des milliers d’entre eux ont rejoint Blue Lives Matter, la version policière de Black Lives Matter. C’est le cas de Joey, officier new-yorkais en fonction depuis maintenant une douzaine d’années. « Je veux que les choses changent. Je n’en peux plus de cette mauvaise publicité qu’on nous fait. Ça me tue, d’autant plus quand je pense à tous ces officiers qui se sont fait tuer tandis qu’ils travaillaient. Je trouve que c’est leur manquer de respect. » Pour changer la donne, lui et ses confrères tentent inlassablement de démystifier l’image du policier, car comme il nous l’explique, la plupart des gens « voient uniquement l’uniforme et non, celui qui le porte. » . Pour y parvenir, ils ont mis en place un devoir de mémoire pour honorer ceux qui ont disparu, mais aussi pour raconter l’histoire d’individus au parcours exemplaire. « Le message principal de notre mouvement, c’est la mémoire. On soutient ceux qui en ont besoin et ensemble, on redore petit à petit l’image de notre profession. On se doit d’effacer cette aura négative que nous ont collée les médias. » Malgré son tempérament optimiste, Joey reconnaît que ce n’est pas toujours évident. « Ce n’est pas facile de fermer les yeux sur ce que disent les gens. Malgré ça, j’essaye de ne pas oublier que je ne porte pas l’uniforme pour ce que les autres pensent, mais pour ces vies que je sauve. Je me répète souvent « ne prends pas les choses personnellement, avance ». Véritablement dévoué à son travail, l’homme du NYPD, bien que très ouvert à la discussion, n’a pas une seule fois remis en cause le fonctionnement de la police. Pour lui et plusieurs de ses collègues, ils sont les victimes collatérales d’un complot orchestré par la société. Si civils et policiers s’accordent sur la nécessité d’un changement radical, l’absence de communication empêche toute évolution.

Vers une réforme nécessaire de la police américaine

Heureusement, l’échange n’est pas bloqué sur l’intégralité du territoire. Suivant l’état et la politique du Police department, la discussion est plus ou moins ouverte. C’est d’autant plus vrai dans les petites juridictions où une nouvelle police a d’ores et déjà vu le jour. En prenant en considération les critiques de leurs concitoyens, nombreux sont les commissariats qui ont changé leur manière de travailler avant même qu’une réforme officielle n’ait été votée. La Californie, terre réputée pour son progressisme, en fait partie. En plein coeur de la Silicon Valley, la ville de Mountain View joue les élèves modèles et serait tentée de nous faire oublier le sujet de notre papier. Les habitants doivent ce climat d’exception aux personnalités fortes du coin parmi lesquelles figure le Capitaine Chris Hsiung. Devenu policier au début des années 90, il n’a pas été épargné par le déclin de la profession. Chargé de la formation des nouvelles recrues au moment de l’incident de Ferguson en 2014, il a préféré tirer profit de cet épisode regrettable plutôt que d’ignorer les erreurs qui ont été commises. « Depuis Ferguson, notre manière de travailler a changé. Avant, on ne prenait pas le temps d’expliquer aux passants pourquoi on arrêtait telle ou telle personne. Aujourd’hui, c’est devenu nécessaire si l’on veut faire correctement notre travail et surtout, si l’on veut s’assurer de bonnes relations avec les civils. Je pense qu’on doit créer des opportunités pour communiquer avec eux, qu’ils nous aiment ou non. » Pour mener à bien cette reconquête, le Capitaine a compris qu’il était nécessaire de se familiariser avec les réseaux sociaux, ennemi numéro 1 des forces de l’ordre. « On a du se faire à l’idée que les réseaux sociaux étaient devenus le moyen le plus efficace pour propager notre histoire et par-dessus tout, la vérité. Grâce à eux, on a l’occasion de devenir la source des faits et non plus celle des rumeurs. Si nous restons silencieux sur la toile, on ignore tous les autres acteurs présents : les anti-flics, les médias et autres groupes contestataires… ». Outre cette offensive judicieuse, il voit également en cette présence numérique un moyen de créer de l’affect au sein de la communauté. Les policiers partagent des informations concernant la ville tandis que certains civils prennent plaisir à saluer leur travail… Un échange en apparence anodin qui aide pourtant à atténuer les tensions. Le virtuel n’étant pas suffisant, le Police Department de Mountain View organise également des rencontres dont le but est de crever l’abcès. « Pour briser la glace, on a créé différents rendez-vous avec les membres de notre communauté. C’est par exemple des déplacements dans des zones dites « réfractaires », des sorties avec des jeunes, du mentoring…Derrière chaque uniforme, n’importe qui peut trouver quelqu’un qui lui ressemble. C’est le message que l’on essaye de faire passer. » Si cette nouvelle version 2.0 de la police fonctionne en Californie, c’est parce que les officiers ont compris qu’ils devaient entendre, comprendre et assimiler leurs erreurs. La ville de Mountain View est la preuve vivante que civils et policiers peuvent à nouveau coexister ensemble. Seulement, cette victoire représente une goutte d’eau dans l’océan puisque chaque état est libre de gérer comme bon lui semble l’aspect exécutif du pouvoir. À moins d’être désamorcée par une réforme à l’échelle nationale, la crise policière a encore de beaux jours devant elle aux États-Unis.

Joanna Valdant.